Égoïste !

C’est presque déjà l’heure. Marie se réveille doucement. Ses paupières qui se préparent à s’ouvrir se doivent, ce matin, de lui offrir la nouvelle vie qu’elle rêvait hier encore. La voilà libre, sans son mari, Robert Planchon, né le 18 septembre 1952 à Versailles, Yvelines. Tout ceci devait arriver, la machine était en route, et tout devait finir ainsi.

Tout ceci ?

Il y a dix ans que Marie et Robert sont mariés, elle, plus jeune de dix ans. Un couple sans histoire aux dires des voisins et des rares amis, mais nous savons tous qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Et cela fait déjà neuf ans que Marie en a assez de Robert parce qu’elle ne l’aime plus. À qui la faute ? Marie pense qu’elle s’est trompée de vie, mais Robert ne le pense pas. Il voit sa femme tous les jours accrochée à ses casseroles dans sa belle cuisine. Il en déduit naïvement que si elle est là, c’est qu’elle est heureuse, et que si elle est heureuse, alors, il est heureux. Mais, elle s’est toute seule éloignée de lui, le tenant pour responsable de son malheur. C’est si facile de trouver un coupable qui d’ailleurs deviendra rapidement une victime. Elle n’a plus voulu le regarder, à tort certainement, et elle a commencé à en regarder un autre, qu’elle trouve mieux, par défaut.

Marie fantasme, rêve, espère et délire. Serait-ce la première femme qui imagine son mari devenir feu son mari ? Pourquoi en arriver là ? Pourquoi ne peut-elle le quitter, proprement comme c’est souvent le cas, fort heureusement ? Sans doute pour le pseudo confort dans lequel il l’a installée, pour ce restaurant qu’ils ont acheté, retapé, et qui a obtenu cette année sa première marmite d’or. C’est vrai aussi que ces derniers temps, il est devenu agressif dans ses mots parce que stressé, et Marie n’accepte pas ce traitement. Chaque phrase lui violente le cœur et la peau.

Et elle saigne.

Et puis, il y a le jeune Sébastien, de vingt ans son cadet qui n’a d’yeux que pour elle et qui souffre aussi des bagarres verbales qu’elle subit. Il est sûr qu’elle doit être battue par Monsieur Robert, le patron. Il en est sûr, mais il n’en sait rien. Après tout, Robert gueule parce que l’assiette du douze est ébréchée et qu’elle ne l’a pas vue, ou parce qu’elle traîne trop en salle, laissant les plats refroidir en cuisine. Une marmite d’or, ça se mérite, mais il faut aussi la bichonner. Aussi, est-il sur les nerfs. Rien de plus.

Sébastien n’aime pas Robert, et pour séduire sa belle, il serait prêt à tout. Marie le regarde d’un air tendre et désespéré. N’importe qui pourrait y lire « Au secours, aidez-moi ! ». N’importe qui ? Surtout Sébastien qui s’acharne à lui conter fleurette en jouant au chevalier blanc. C’est vrai qu’il obtient quelques baisers furtifs sur la commissure de ses lèvres, mais ils aboutissent toujours aux mêmes paroles de Marie :

  • Sébastien ! Si Robert nous voyait, s’il me voyait, il me… Enfin, tu sais bien, et je ne veux plus, je préfère rester ainsi, et attendre le jour où se sera possible avec toi, avant que je ne sois trop vieille…

Et elle pleure.

Le jeune apprenti de la vie et du restaurant rumine. Il veut Marie qui semble vouloir de lui s’il n’y avait pas Robert.

Et s’il n’y avait plus Robert ? Hum ?

Robert est une force de la nature, vif et attentif. Sébastien, même armé de son amour pour Marie, n’est qu’un gringalet boutonneux taillé dans du balsa. Il hait Robert parce que Marie hait Robert et qu’il aime Marie qui n’aime plus Robert. Alors, il va inventer un moyen radical pour faire disparaître cet empêcheur d’aimer en rond. Bien sûr qu’il veut le tuer, cela paraît digne des plus mauvais scénarios, mais la vie est parfois un mauvais film. Et évidement – doit-on le dire – Sébastien ne veut pas être arrêté pour cet acte qui ne peut être qualifié autrement que d’assassinat car prémédité. En revanche, il pense qu’un accident peut arriver, surtout s’il est provoqué discrètement et intelligemment. Il regarde toutes les séries de polices scientifiques à la télé et il sait ce qu’il ne faut pas faire !

Alors, du haut d’une expérience quasi vierge, il réfléchit à comment rendre à Marie sa liberté.

La cuisine du restaurant est semblable à celle d’un laboratoire : beaucoup de flacons, de produits divers, de bouteilles toujours rangées à la même place que le chef Robert, prend sans regarder, afin de ne pas perdre des secondes précieuses, pour gagner ensuite des minutes entières, sur le principe connu des petits ruisseaux qui font de tellement grands restaurants. Une idée malicieuse germe dans la minuscule tête du minot en le regardant faire : Robert goûte toujours lui même ses sauces avant de les faire servir.

Toujours.

Sébastien, fils loupé d’une famille de pharmacien, récupère dans l’officine un produit dont le nom lui échappe, simplement attiré par la tête de mort de l’étiquette. Il en verse plusieurs grosses gouttes dans un tube d’échantillon de parfum qu’il a toujours sur lui, pour effacer toute odeur suspecte de transpiration, et le glisse sans sa poche comme la pire arme qu’il n’a jamais portée en lui. Puis, il retourne à son lieu de travail, qui prend de plus en plus l’apparence d’un lieu de crime avant de devenir celui de sa délivrance. C’est bientôt le coup de feu — point mortel celui-là – et Robert hurle sur Marie qui pleure, une fois de plus, une fois de trop, pour le jeune arpette qui serre les dents et les fesses. Il lui est donc facile, connaissant la carte du jour et le fameux médaillon de veau au Cognac, spécialité de l’établissement, de mélanger l’élixir d’eau de mort au flacon d’eau de vie normande, puis de reprendre sa place sans que personne n’ait rien vu, sinon Marie. Alors que les pièces du jeune bœuf qui ne verra pas l’âge adulte dorent dans la poêle, Robert se prépare à glacer le tout avec l’alcool. Avant de le verser, il s’en sert une lichette, plus pour être sûr qu’il a encore tout son arôme que pour s’alcooliser l’esprit. Et effectivement, il a un parfum pas très banal, qui ressemble plus à une eau de toilette qu’à du raisin fermenté.

  • Marie ? Qu’est-ce que c’est que ce bordel avec ce cognac ? Ça pue le parfum, tu fais chier !

Et il s’écroule instantanément, mort. Le bœuf est vengé !

Marie s’effondre à son tour vers Robert, crie à son tour à qui veut l’entendre et quand elle semble finir, les pompiers sont déjà là, mais définitivement impuissants. Un médecin client du restaurant conclut à une mort violente et brutale, mais dont le motif semble complexe à définir rapidement.

Robert n’est plus. Sébastien ne montre pas son contentement. Marie ne se retient pas de gémir. Sebastien comprend qu’elle joue, après tout, elle doit hériter du restaurant. Il est midi, et les clients sont priés d’aller déjeuner chez la concurrence.

  • Que s’est-il passé ? Qu’a-t-il fait ? Qu’a-t-il dit ? s’inquiète le Maigret qui a rejoint la troupe ?

Marie résume tant qu’elle peut, sans rien omettre, mais rien du tout !

  • Il a dit avant de s’effondrer : Marie ? Qu’est-ce que c’est que ce bordel avec ce Cognac ? Ça pue le parfum, tu fais chier !

Le flic, consciencieux, prend avec une délicatesse de prostituée débutante ledit flacon qu’il porte à ses narines averties.

  • C’est vrai que ça sent le parfum. Un parfum d’homme. Ma femme saurait me dire ce que c’est…

Marie se propose de renifler et de l’aider plus vite que ne pourrait le faire son épouse absente.

  • Égoïste pour Homme, de Chanel, je connais ce parfum, quelqu’un en met ici dans cette cuisine, mais je ne sais plus qui… Sébastien, non ?

Sébastien est abasourdi, le voilà mis sur la sellette par sa complice, par sa Marie. Qu’est-ce qui lui prend ? Non, mais, c’est vrai ?

  • Venez jeune homme, puis-je vous… sentir ?

La réponse olfactive ne se fait pas attendre. C’est la même odeur. Le flic, à l’inverse de ce parfum, trouve que cette affaire ne sent pas bon. Sébastien bredouille quelques mots logiques :

  • Il n’y a pas que moi qui mets ce parfum sur Terre ? Hein ? Marie ? Dites-lui ?
  • Je n’en sais rien ! répond la jeune femme. Ici, tu es le seul en tout cas !

Le flic continue sa routine comme il l’a apprise à l’école, embarque sans menace le jeune homme et lui notifie dans la foulée sa garde à vue pour vingt-quatre heures, le temps de connaître la composition exacte du flacon de Cognac, de l’échantillon du parfum qu’il trouve dans sa poche, et du motif du décès de Robert Planchon. L’interrogatoire commence dans les locaux de la P.J. de Bordeaux.

  • On vient de recevoir les résultats, c’est rapide, mais comme nous avions des doutes, nous avons dirigé les biologistes pour trouver certains produits. Donc, il y bien du Cognac, et du bon, c’est normal vu le restaurant du chef Planchon, mais il y a aussi de l’extrait de parfum, celui de Chanel, comme le tien. On a trouvé aussi, c’est plus ennuyeux, du trioxyde d’arsenic à forte dose. Fils de pharmacien, je ne te ferai pas l’offense de te dire que c’est le poison le plus célèbre et le plus violent qui existe, causant une mort immédiate. J’attends ta déposition, ou plus simplement, tes aveux, Sébastien. J’ai l’impression que tu es dans de sales draps !

Sébastien n’imaginait pas qu’il serait démasqué aussi rapidement. Il avoue son acte, perdu qu’il est. Il ajoute qu’il l’a fait à la demande de Marie, dont il est son amant, enfin, presque, parce son mari la battait, la torturait, la détruisait, bref, c’est un service rendu à l’humanité… de Marie.

Marie, entendue et écoutée à son tour, nie :

  • Non ! Sébastien n’est pas mon amant, pas plus que je ne suis sa maîtresse. Peut-être l’ai-je embrassé un jour sur la joue par pure affection, il pourrait être mon fils ! Il a vingt ans, vous vous rendez compte ! Il affabule, qu’il trouve des témoins de notre idylle fantôme ! Si Robert m’a battue ? Non, jamais il n’a levé la main sur moi. Parfois, seuls ses mots m’ont blessée, mais les marques ont fini par disparaître. Avec le temps. Il ne m’aimait plus, mais c’est le seul crime contre moi que je lui reproche. Je ne sais ce qu’il s’est passé dans sa tête, c’est triste tout cela, un gros gâchis. Je peux partir ?

C’est presque déjà l’heure. Marie se réveille doucement. Ses paupières qui se préparent à s’ouvrir se doivent, ce matin, de lui offrir la nouvelle vie qu’elle rêvait hier encore. La voilà libre, sans son mari, Robert, décédé ce 14 mai 2003 à Gradignan, Gironde.

Le téléphone sonne. Elle décroche. Elle parle :

  • Ça y est, c’est fait, quand tu reviendras de Genève, je te nommerai Cuisinier en chef du restaurant, car je suis la seule patronne à présent. Je t’aime.

Et elle ajoute :

  • Ah ! Il nous faudra un nouvel apprenti pour la pluche et la plonge. Un jeune, on ne sait jamais…


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