Le Pianiste des 2 G

LE PIANISTE DES 2 G BRAYER THIERRY AIX

 

Qu’il y en a de voies à parcourir, à Aix-en-Provence, de gens à rencontrer, de choses à toucher ! Vous le saviez, vous ? Thierry Brayer raconte ce qu’il veut, ce qu’il a vu ou pas ; souvent, il invente, mais il faut toujours le croire ! Et tout le temps, les 2 G, ici et là…

 

DES NOUVELLES D AIX 4 THIERRY BRAYER BLOG

« Les Deux Garçons », mythique et emblématique brasserie d’Aix-en-Provence du haut du cours Mirabeau, était un décor.  Et souvent, les décors, on les voit sans les regarder. Ils sont là et cela suffit. Et bien sûr, on ne peut imaginer qu’ils puissent disparaître, comme ne peut disparaître un arbre ou une montagne. Pourtant, nombre d’arbres du cours Mirabeau ne sont plus et la sainte-Victoire, un jour, redeviendra certainement plaine ou fond d’océan.

Les « 2 G » ne sont plus. Certes, l’hôtel de Gantes se tient toujours droit sur le haut du cours, mais ce samedi 30 novembre 2019 au tout petit matin, c’est l’un des plus fragiles décors de notre ville qui est parti en fumée au moment même où une immense peine naissait. Les 2 G étaient indissociables de la cité, comme la cité l’était des 2 G.

Aller aux 2 G, c’était un rite, une coutume, comme voir un ami, s’installer et parler avec lui de rien, de tout… même si ce n’était déjà plus « comme avant » depuis bien longtemps.

Les souvenirs que l’on en a sont dans nos esprits, mais ce sont surtout ceux que l’on allait avoir que l’on regrette déjà, ceux-là mêmes que l’on ne pourra plus avoir.

Et c’est comme ça…


EXTRAITS

Dis-moi, ô ville, ô village !
Pourquoi venir me quérir soudain,
M’emporter dans ton si peu corps sage
Et me noyer dans tes saints ?

Pourquoi m’obliges-tu à musarder ici-bas,
Comme un fantôme mille fois puni ?
Me condamner à t’aimer, pourquoi ?
Ai-je donc tant mérité ta tyrannie ?

Où puis-je filer, au pis-aller
Sans risquer de m’évanouir ?
Pour te respirer, pour te haler
sans le péril de me détruire ?

Fille des eaux pures,
Tu me racontes ce que je n’ai su ;
Mais je la subis, ta torture !
Je te pardonne : ainsi sois-tu !

In Aixtenso,
Je suis dans ton intégralité.

Quelques pages du premier chapitre :

Je ne suis qu’un pianiste de bar ; je joue pour ceux qui veulent bien m’entendre. J’en vois débouler, des gens, qui s’accrochent à mes notes pour trouver un équilibre intermittent. Je suis leur main courante, leur canne blanche, leur chien de vie. Chaque soir, je vois leurs yeux partir vers ces étés indiens qui n’existent qu’au fond de leur verre, vers les plaines d’un Far West poussiéreux, noyés dans des brumes d’un Connemara éthylique. Ce ne sont pas des mélodies que je donne, mais des rêves à deux balles, à renouveler en cas d’urgence. Alors, je fais les cent doigts sur les touches usées de mon piano d’infortune, depuis que le bar du premier étage des 2 G est rouvert, depuis que je m’y suis renfermé.

Alors, je toise, je ne sais qui…

Souvent, je sens les conversations des uns épier celles des autres, et les solitaires devenir deux ou trois, oubliant qu’ils sont définitivement un ! Ça ne dure pas. J’en vois sourire, pleurer, s’amuser des glaçons qui tournoient dans des whiskies plus jeunes qu’eux, parler sans qu’un seul mot d’utile ne sorte, et puis se prendre la tête dans leurs mains, lorsque la souffrance reprend le pas sur leur euphorie éphémère.

Ces instants se répètent d’un tabouret à l’autre, d’une table à l’autre, d’une nuit à l’autre, peu importe la musique que je débite à crédit, valse javanaise, tango corse ou bossa d’Ipanema.

Parfois, ces hères se mettent à chanter et je suis leur seul public. Comme j’ai les mains prises, cela me donne une excuse pour ne pas les applaudir et continuer ma route avec mon bahut, plus loin, plus tard. Juste, je souris glacé et fermé.

Puis, ils partent comme ils sont venus, dans l’anonymat, sans rien me dire, ou si peu ! Quand ils sont connus, ils signent le livre d’or, que je n’ai jamais lu, car je me fiche de savoir qui ils sont. Peut-être un jour ? Ils descendent l’escalier moquetté, traversent la grande salle clinquante du bas, là où ça brille à la Parisienne, là où ça rit fort aussi ! Et là où les clients se grisent au Baron Carl Philippe de Rothschild à onze euros et soixante-dix centimes le verre pour noyer les spaghettis Bolognaise à vingt-deux euros. N’oubliez pas le pourboire, messieurs-dames, sinon, on vous en voudra !

Je ne suis qu’un pianiste de bar, et ce soir pourtant, j’aimerais qu’on me joue la sérénade, plutôt que de me produire en solo devant du vide. Mes doigts ont fini de me surprendre et je sais où ils vont aller. Dommage, je voudrais tant improviser ma vie et là, je ne peux pas ! Je suis obligé de sourire, le patron me l’a demandé, mais lui, me sourit-il ? Qui me voit, même ? Si je pouvais, je m’allongerais sur mon bastringue et le convaincrais d’être un tapis volant pour m’enfuir de ce bar aux mille et une chansons des autres.

Je voudrais qu’on m’écoute, c’est beaucoup demander ? Au lieu de ça, on ne fait que m’entendre. Je voudrais connaître la lumière en plein visage, les sourires et les pleurs de ceux qui comprendraient mes mots et mes notes. Oui, c’est vrai, je ne vous l’avais pas dit ? J’écris et je compose à mes heures gagnées, mais il n’y a que moi qui me joue. Vous ne m’entendrez pas dans ce bar, car je sais qu’on ne me mérite pas, ici.

Et puis ça m’arrange de le penser !

Je suis prétentieux ? Peut-être ! Après tout, pourquoi devrais-je être modeste ? Et puis dans ce piano-bar, ce seul endroit où je n’existe que pour moi-même, pourquoi ne pourrais-je pas en profiter, même si cela ne sert que moi ? Les autres sont leur propre roi, alors moi aussi !

Dehors, c’est la nuit. J’adore la nuit, mais je suis dedans, dans mon trip, dans mon piano, coincé dans les cordes, comme un boxeur sonné par son combat de trop. La fenêtre face à moi donne sur le cours du temps qui passe : Mirabeau ? Mirar, mirar ! Oui, je te vois, tu es beau ! Mon inquiétude s’y jette souvent quand je sens qu’on me dévisage des mains et des yeux. Qu’y vois-je ? De grands arbres et de petits oiseaux qui s’y agglutinent, chantant des airs que je n’ai jamais joués. J’y vois un présent que demain nommera passé. J’y vois surtout que je n’y suis pas, moi devant ce chemin blanc puis noir et blanc puis noir ainsi de suite.

Et qui m’attend ? À part la dernière note du piano ? Elle qui m’espère, me redoute et me supplie de venir la frapper pour que l’on entende son cri si fragile, si aigu, si féminin… Elle ne sait pas que je ne viendrai jamais.

Jamais.

À suivre…

 

Recueil de nouvelles

160 pages – 12×19

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