L’endroit est glauque. Il n’y a que les cafards qui se sentent réellement à l’aise et le patron qui est aussi jaune que la peinture nicotinée qui dégouline sur les murs. Ça pue l’alcool frelaté et les frites usagées à plein nez.
Quand je repense aujourd’hui à toute cette histoire, je me dis que la vie est cruelle comme un bulletin de loto perdant. Des rêves pour un et des peines pour tous les autres. J’en ai profité pour admettre la vie comme un axiome, sans que je sache ni son origine, ni sa finalité. La faux n’est pas toujours bien aiguisée. C’est ainsi, j’ai eu du bol et Prisca n’en a pas eu.
La pauvre.
Quand je l’ai vue la dernière fois, c’était ce matin quand elle est venue m’offrir mon p’tit noir au lit comme un rituel infaillible, alors qu’elle était dans ma chambre, et moi dans elle, quelques instants plus tôt. Elle était déjà belle, comme un matin sans réveil, et elle me regardait, souriante, au bord d’un plaisir imminent.
Je lui souris à mon tour, le café à la commissure de mes lèvres et le sucre en grain de soleil sur ma langue. Elle me dit qu’elle doit y aller et elle jure, une fois de plus, que cette contrainte sera bientôt la dernière. Elle continue à ronchonner tout en s’habillant – dommage, elle est si enivrante nue — puis claque la porte après m’avoir baisé tendrement. J’entends encore ses plaintes dans l’escalier. Comme je ne peux me résoudre à passer plus de cinq minutes sans elle, je m’habille aussi – je suis moins beau nu — et je me précipite dans le troquet où elle turbine. Je vois qu’elle est déjà en salle. J’entre, je m’assoie, je ne dis mot et mon café arrive accompagné de ma serveuse préférée, ma Prisca. Comme personne n’est au courant de nous deux, je joue au client poli et bougon. Un de ses yeux clignote. Je reçois ce signe comme un de ces petits bonheurs qui vous font la vie plus éclairée. Je laisse une pièce de rien du tout pour la taquiner et je m’oblige à partir vivre ma journée de dur labeur.
Comme d’habitude, c’est mon chemin…
Et cette journée passe devant moi comme les arbres qui défilent contre la vitre d’un train gris de banlieue vers… Aulnay-Sous-Bois. La soirée fait de même sans plus de couleur et la nuit s’incruste tout comme moi sur mon lit défait, souvenir ébahi de mes ébats débauchés de la veille. Quand le téléphone sonne, c’est déjà demain, mais il est à peine six heures. Une heure pour les mauvaises nouvelles. Vincent ne me réveille que pour des mauvaises nouvelles, sauf quand il m’a appris que le Breton était mort, preuve que la mort est parfois intelligente. C’est rare, mais cela arrive et il faut le noter.
- Denis ? C’est Vincent !
- Je sais.
- Faut que tu viennes, on a retrouvé un cadavre dans un bistrot du boulevard du midi. C’est pas beau, je te préviens !
C’est jamais beau. Ça fait dix ans que c’est jamais beau. Y a-t-il des cadavres beaux ? Je consulterai mes collègues pour savoir. Pour le moment, je me sors du lit, orphelinisant des rêves humides. Je passe les détails sans saveur de mon parcours entre ma chambre et le boulevard sus-cité : je suis pressé. Vincent m’attend à l’intérieur du dit-bar. Parait que c’est pas beau à l’intérieur.
L’endroit est glauque. Il n’y a que les cafards qui se sentent réellement à l’aise et le patron qui est aussi jaune que la peinture nicotinée qui dégouline sur les murs. Ça pue l’alcool frelaté et les frites usagées à plein nez. Je l’ai déjà dit ? Alors, c’est que ça doit être doublement vrai.
Au milieu de la salle, sur les carreaux froids et octogonaux de temps en temps, gît un corps. Que pourrait-il faire d’autre que gésir ? On dirait une femme. Je dis on dirait, car la tête est manquante. Je sais toutefois reconnaître le corps nu d’une femme sans tête, en ayant fréquenté certaines que je devais recouvrir d’un oreiller pour ne pas me rendre compte de l’étendu de mon profond malheur quand je leur faisais l’amour ou quand je leur parlais.
Vincent me salue :
- T’as vu ça ? Même sans tête, elle est encore mettable !
Vincent m’étonne parfois. Je pense que c’est sa façon à lui de banaliser ce job qui est loin d’être banal. Je sais qu’il n’est pas sérieux. Enfin, je le souhaite !
- T’en penses quoi ? me demande-t-il
- Qu’elle est morte ! Réponds-je, avec cette lucidité qui a fait ma réputation dans ce métier .
Je regarde ce corps sans tête. Il doit donc y avoir quelque part une tête sans corps. Par réflexe, je vais dans la cuisine. Le plat du jour était de la tête de veau ravigote. Drôle de coïncidence ! La vie est farceuse parfois. Vincent interroge encore le patron de ce bouge. Légèrement choqué, il a du mal à s’exprimer et ne fait que répéter : c’est pas moi, c’est pas moi. Il dormait paisiblement quand il entendit des bruits dans la cuisine, peut-être des animaux pour sa daube du week-end. Il descendit puis découvrit ce doux spectacle. Vendredi n’est pas toujours le jour du poisson.
La femme n’a pas de papiers. Ses fringues posées à côté en vrac sont très masculines. Elle a été tranchée net. Je sens que ça ne va pas être simple. Je n’ose demander un café au type qui bégaie encore que ce n’est pas lui. Ça devient pénible à force, à croire que c’est naturel chez lui.
- Vous ne savez pas qui c’est, donc ?
Non, il ne sait pas. La femme est jeune et très belle pour ce qu’il en reste. Peut-être une de ses entraîneuses, mais il ne les connaît pas assez intiment, regrette-t-il. Quant aux serveuses, ce ne sont que des serveurs ici. Vincent, plus réveillé que moi, fait le nécessaire pour couvrir ce cadavre qu’il trouve exquis.
- Tu crois que je fais une photo que je placarde dans tout le quartier pour savoir qui c’est ?
- Je sais pas, la jolie paire de seins en photo de cette demoiselle va plus ressembler à un racolage pour un site érotique qu’à un appel à témoin !
Finalement, j’obtiens un café sans sucre. Je réclame du sucre et je sucre mon café dans lequel il ne me semble pas qu’il y ait du café. Je le bois paisiblement alors que le quartier se remue devant le bistrot aussi énergiquement que ma cuillère dans ma tasse. Vincent fait tomber le rideau de fer. Le spectacle continuera dans les journaux tout à l’heure en première page et titrera : Encore une femme qui a perdu la tête. Si cela se trouve, elle est blonde, mais j’en sais rien, elle est épilée.
Comme Prisca.
Je n’ai pas eu de ses nouvelles hier soir, au fait. C’est vrai que je n’étais pas joignable, mais, bon, un message sur mon répondeur m’aurait fait plaisir. Ma Prisca, je n’aimerai pas te retrouver dans cet état là. Je me décide à appeler Prisca sur son portable, au risque de la réveiller. Une sonnerie. Deux sonneries. Trois sonneries. Quatre. Un répondeur. Je raccroche, je ne veux pas qu’elle sache que je l’ai appelée. Je range mon portable au fond d’une poche que je connais bien, la mienne.
Vincent me redépose sur la réalité brutalement.
- Denis, j’ai retrouvé sa tête, elle n’était pas loin, c’est presque trop facile, elle était dans le congélo. Tu aimes les glaces, toi ? Viens voir, c’est de la vanille, mais y » a des gros morceaux de fraises avec !
Entre deux saumons qui ne reverront plus leur Norvège natale, une tête d’ange trône, presque aussi rose que ses voisins.
- Elle n’y est pas depuis longtemps. Tu vas rire, je crois que tu la connais ?
Rire ? Décidément, je n’aime pas ses blagues ce matin. Vincent me propose de jouer à « Devine qui vient dîner ? ».
- Je sais pas Vincent, je te jure, tu es lourd, là !
Alors que je m’approche du cercueil improvisé, froid comme la mort qu’il contient, mon portable vibre.
- Prisca ? C’est toi ? Je suis au boulot ! Rien ? Oui, je t’ai appelée ! Non, routine, je te raconterai, enfin, peut-être ? Tu vas bien mon ange ? Tu me manques, tu sais ? À tout à l’heure !
Vincent, avec son tact habituel, me montre sans poésie le dernier morceau du puzzle deux pièces. Je reconnais ce visage.
- Prisca ?
- Tu sais, c’est la serveuse d’à côté de chez toi. Ne me dis pas que tu ne l’as pas remarquée ?
Non, je ne lui dis pas. Comme je ne lui dis pas que je l’ai eu au téléphone, il y a moins de dix-sept secondes. J’ai bien reconnu sa voix, son numéro et ses petites mimiques qui font que Prisca ne peut être que Prisca et pas le contraire. Et puis, le corps que je connais par cœur n’est pas celui de ma douce même s’il a le même âge. Un nouveau jeu commence : qui est qui ? Pour Vincent, il n’y a pas de doute, mais pour moi, il y en a un, et de taille.
- C’est du gâchis quand même, un si joli petit lot ! soupire Vincent.
- C’est sûr que ce serait sans doute moins grave si elle était moche ? C’est ça que tu veux dire ? J’ai un doute quant à son identité. Ce n’est pas la serveuse que tu dis. Ce n’est pas possible. Pas elle.
Je m’éloigne un instant et rappelle Prisca pour savoir si ce rêve est un cauchemar ou non. Quelques souffles de vide se font entendre avant celui salvateur de Prisca.
- C’est toi mon ange ? Je voulais t’entendre à nouveau ? Tu dormais ?
- Non ! Je ne dormais plus, vu l’heure. Et puis, j’attends ma sœur qui tarde à rentrer, elle travaille de nuit et j’aime pas la savoir dehors si tard, enfin, si tôt. Il se passe des choses pas cool dans son milieu. Elle est serveuse comme moi, mais dans un bar à putes avec des mecs louches. Pour être tranquille, elle est obligée de se faire passer pour un mec, mais si tu voyais le corps qu’elle a, et surtout comme elle belle, tu en perdrais la tête, mon chéri.
Poster un Commentaire